Myriam Marzouki

 

Dans Nos ailes brûlent aussi, la metteure en scène Myriam Marzouki et le dramaturge Sébastien Lepotvin traversent dix ans de l’histoire de la Tunisie, de la révolution de 2011 à 2021. Portée par trois interprètes, la pièce hésite trop entre documentaire et poésie pour offrir un regard vraiment singulier sur son sujet.

Douze ans après qu’elles aient été prononcées, les phrases qui ouvrent Nos ailes brûlent aussi prêtent à sourire. Diffusées en voix off et projetées sur l’écran qui occupe tout le mur de fond du plateau, elles nous ramènent au soulèvement populaire suscité par l’immolation du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Il s’agit d’extraits d’un enregistrement secret, diffusé en 2022 par BBC News Arabic. On y entend Zine el-Abidine Ben Ali, alors président de la Tunisie depuis 23 ans. Il est alors en avion, direction l’Arabie saoudite avec sa femme et ses trois enfants pour fuir la colère des Tunisiens, leurs manifestations contre le chômage et la misère. Le président-dictateur y appelle plusieurs de ses proches et collaborateurs, parmi lesquels le chef de l’armée et le ministre de la Défense. En ouvrant leur spectacle sur les bafouillements, sur les hésitations de Ben Ali en déroute, la metteure en scène Myriam Marzouki et le dramaturge Sébastien Lepotvin promettent une approche documentaire de leur sujet : le chemin politique suivi par la Tunisie durant les dix ans qui ont suivi la révolution de 2011. Sans abandonner tout à fait cette voie, ils ne tardent pas pourtant à en emprunter une autre.

Présents au plateau, dans l’ombre, tandis que s’élève la voix de Ben Ali, les trois interprètes du spectacle entament une partition faite de nombreux gestes et de quelques paroles. Après un temps de sur-place évoquant une chute au ralenti, Mounira BarbouchHelmi Dridi et Majd Mastoura se livrent par exemple à une course effrénée, victorieuse, qui laisse place à une relâche, de courte durée. Construite avec le chorégraphe tunisien Seifeddine Manaï, cette danse minimaliste place Nos ailes brûlent aussi dans la continuité de la recherche menée depuis 2015 par Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin. Comme dans Ce qui nous regarde, sur le regard porté sur les femmes voilées, puis Que viennent les barbares consacré à la figure de l’« autre » dans le récit national, les deux artistes cherchent à développer un langage capable d’aborder des sujets très débattus dans la sphère médiatique d’une manière toute autre, sensible autant qu’intellectuelle. Un équilibre toujours délicat à trouver, et à tenir. Nos ailes brûlent aussi bascule du côté du corps, au détriment de la pensée.

Le théâtre de gestes et d’images qui succède à l’archive se veut poème visuel. Il prétend aussi retracer la quête de liberté d’un peuple et, lit-on dans le dossier du spectacle, « dresser un état des lieux intime et collectif de la société tunisienne ». Très explicites, ces deux intentions peinent à s’unir. Encore visible au plateau au moment des représentations sans que cela apparaisse comme un parti-pris, leur apprivoisement réciproque se fait au détriment d’une analyse et d’une esthétique fortes. Résumées en une série de situations de plateau très simples, presque enfantines parfois, les remous politiques et sociaux vécues tunisiens ne sont tracés qu’à grands traits. Si l’islamisation, les attentats, les changements de gouvernements, mais aussi quelques avancées telles que la constitution de 2014 – encore non effective à ce jour – et la conquête de la liberté d’expression sont traduits par les interprètes en gestes, rien ne permet au spectateur d’avoir accès à ce vocabulaire. D’où la sensation d’un survol, d’une traversée hâtive d’une période longue et complexe, qu’on pourtant vécue par deux des interprètes, Helmi Dridi et Majd Mastoura.

Si Mounira Barbouch est née en France où elle mène toute sa carrière théâtrale – on a notamment pu la voir auprès de Maya Bösch, Robert Cantarella, Gwenaël Morin, Ahmed Madani ou encore Nathalie Béasse –, ses deux complices qui travaillent entre France et Tunisie ont participé aux événements que cherchent à porter sur scène Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin. L’apport personnel de ces deux artistes n’est pourtant guère visible. Réduites au minimum, à des expressions basiques de colère, de joie ou de désillusion, leurs répliques sont celles de personnages anonymes. Comme si à eux trois était confiée la tâche immense d’incarner toute une foule. Des récits incarnés, précis, auraient sans doute dit beaucoup plus de la Tunisie que cette tentative d’embrasser la multitude. Le regard du duo de créateurs n’est guère plus visible dans la pièce. Rien ne dit d’où ils parlent, depuis où ils regardent. Rien ne vient renseigner leurs motivations à s’intéresser à la situation tunisienne, ni leurs méthodes de recherche, leur rapport au terrain. La relation de Myriam Marzouki au pays où elle est née et dont elle est partie aurait pourtant certainement eu de quoi offrir à son spectacle l’angle, le regard singulier qui lui manque.


Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr




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