Leopoldo Marechal


Voici un extrait du Cahier Bleu, inclus dans le roman "Adan Buenosayres". Leopoldo Marechal parle de son enfance...
Les jours de Maipu sont neufs dans ma mémoire, et cette triste heure du crépuscule, quand notre maison semblait aussi grande que l'univers : domaines connus, visages et voix, objets familiers, tout était dévoré par l'obscurité naissante avant que ne s'allument les douces lampes jaunes ; et si la plaine infinie s'immisçait en nous par les fenêtres ouvertes, un ciel d'une cruelle immensité pesait sur la maison et faisait craquer les toits, à l'heure où naît une longue et savoureuse peur. Alors, il était doux de pleurer dans un recoin, en cachette, en silence, pour que personne ne le remarquât ; bien souvent, surpris et interrogé à propos de mes larmes, je ne suis répondre aux hommes grands et aux femmes fructueuses qui ne riaient et pleuraient que pour des raisons concrètes, et jamais ne comprendraient que l'on pût pleurer gratuitement, au crépuscule, lorsque la vocation des pleurs devance chez l'homme la cause des pleurs. Hommes et femmes de ma lignée pleuraient ou riaient sans pudeur, de tout leur visage, à la saison précise de leurs sanglots ou à la saison exacte de leurs allégresses : enracinés dans cette réalité, ils exerçaient sur les animaux et les choses je ne sais quelle violence joyeuse ; ils étaient sûr d'eux, dans leur cercle de chevaux furieux, de chauds troupeaux, se semailles et de fleurs qui répondaient aussi à une saison exacte, et il était bon de se réfugier parfois dans ces bras assurés et aguerris que tendaient les hommes, ou à la chaleur des poitrines fructifères que les femmes rendaient moelleuses pour la tête de l'enfant, même si l'enfant pleurait sans raison, au crépuscule, même si femmes et hommes ne comprenaient point, là-bas à Maipu, que l'on pût pleurer sans raison, lorsque la vocation des pleurs précède la cause des pleurs.

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