Le Seigneur Dieu est sorti

 

Román Julio Gómez Masia fut un dramaturge, avocat et scénariste de cinéma qui naquit le 13 août 1903à Rosario où il mourut le 16 septembre 1944. Fils d'immigrés espagnols, il étudia au Collège National et à la Faculté de Droit de Buenos Aires. Il écrivit aussi un livre de contes La trastienda de Themis.

Voici le premier acte de sa pièce El señor Dios no está en casa qui eut un certain retentissement.



Le Seigneur Dieu est sorti

SAINT PIERRE – (à la secrétaire qui parle au téléphone) Mademoiselle, vous pouvez faire entrer les gens qui attendent.

SAINT IGNACE – Je te laisse travailler. Je dois revoir mes contrats de publicité pour l'Amérique du Nord... A plus tard. (Il sort)

(L'ordonnance entre, précédant Juana, une femme du peuple enroulée dans un grand châle, avec un enfant dans les bras, et le Comte, personnage âgé, portant monocle et guêtres blanches. Ils sont accompagnés des employés n°1 et n° 2.)

EMPLOYE n°1 – (il accompagne Juana jusqu'à la barre et donne un dossier à Pierre) Juana Gonzalez. Elle dit être espagnole, lavandière, âgée de 32 ans, veuve. Empreinte digitale du pouce : verticille verticale.

SAINT PIERRE – Trouvez-moi sa fiche personnelle. (l'employé traverse la pièce et fouille dans un fichier)

COMTE – Mais Monsieur ! Allons-nous en terminer avec ces formalités qui n'en finissent pas ? A moi aussi, on m'a pris mes empreintes digitales, comme si j'étais un délinquant.

SAINT PIERRE – Gardez votre calme, Monsieur, je vous en prie. Ici, c'est un office public.

COMTE – Jamais un office public ne m'a fait attendre de la sorte ! Et j'avais mes entrées dans les bureaux des personnes les plus hautes placées. Oui, Monsieur ! On m'a ouvert toutes les portes !

SAINT PIERRE – Ayez la bonté de vous asseoir, chevalier.

COMTE – Il faut encore que j'attende ? Il ne manquait plus que cela ! Non, je ne retournerai pas m'asseoir. Qu'on me mette immédiatement en présence de Saint Pierre.

SAINT PIERRE – (souriant) Saint Pierre, c'est moi. Et ici, c'est mon bureau.

COMTE – (abasourdi) Vous êtes Saint Pierre?!!

SAINT PIERRE – Quoi ? Vous ne me reconnaissez pas ?

COMTE – J'ai bien appris mon catéchisme, et je ne peux croire que ce bureau soit la Porte d'entrée du Ciel.

SAINT PIERRE – Evidemment ! Vous ne pouvez concevoir qu'au Ciel nous ayons progrès et civilisation... Ah, Monsieur ! Il y a longtemps que nous nous éclairons plus le soleil avec une lampe à pétrole, et heureusement ! Maintenant nous disposons d'une puissante source d'énergie, capable de produire des millions de millions de kilowatts.

COMTE – Qui l'aurait cru !

SAINT PIERRE – Le trône de Dieu n'est plus dans les nuages, à la merci des intempéries. Nous avons un palais en béton armé, construit sur les principes de l'architecture fonctionnelle, ce qui nous apporte des commodités très appréciables... De la même façon, dans l'ancien catéchisme, l'Esprit Saint était une blanche colombe, peinte par un primitif. Eh bien sachez que maintenant il voyage à bord d'un puissant trimoteur avec une grande autonomie de vol.

COMTE – C'est inouï ! Je n'en reviens pas !

SAINT PIERRE – Bah ! Et cette attente dont vous vous plaignez, elle est indispensable pour des raisons d'organisation et de qualité du service. De même que le désagrément des empreintes digitales. Imaginez ce que ce serait si nous soumettions pas nos clients à un profond examen individuel : ce serait la porte ouverte aux erreurs, le chaos, la pagaïe. Regardes cet employé. (il lui montre l'employé n°1 qui examine à la loupe quelques fiches) Imaginez les milliards de Juana Gonzalez qui sont fichées dans ces archives. Eh bien, cet employé trouve la fiche juste, précise, exacte qui correspond à cette femme, grâce notamment à ses empreintes digitales de type verticille verticale. C'est du beau travail ! (à l'employé n°2) Vous permettez ? (il prend la fiche que lui tend l'employé) (au Comte) Comment vous appelez-vous ?

COMTE – Pedro Alfonso Santiago Teixeira Cabral de Alburquerque y Barbosa, Comte de Cinco Villa, de Porto, du Finistère, Marquis de la Luz, Chevalier de l'ordre du Bain, président de la compagnie électrique de Lisbonne, de celle de Luz et Fuerza de Coimbra, de la Compagnie Téléphonique Lusitanienne, des chemins de fer du Sud du Portugal, six fois député, trois fois ministre, une fois sénateur, une fois ambassadeur à Londres... (il sort une coupure de journal)Voyez vous même : 37 faire-parts ont annoncé mes obsèques.

SAINT PIERRE – Bien, bien... Je ne crois pas que votre cas pose beaucoup de problèmes. ( à l'employé) Trouvez-moi sa fiche personnelle.

COMTE – Je suis tout de même désagréablement surpris par cette promiscuité (il jette un mauvais regard à Juana, qui s'est assise sur le sofa) C'est quelque chose à la quelle je ne suis pas habitué. J'ai toujours voyagé en première... les gens de troisième classe ont une odeur un peu forte...

SAINT PIERRE – Oh, Chevalier ! C'est la seule consolation que nous pouvons donner au Ciel à ceux de la troisième classe, celle de se mélanger avec les gens de la haute.

COMTE – Ce n'est pas une bonne idée.

L'employé n°1 a trouvé la fiche de Juana et il s'approche pour la donner à Pierre. L'autre cherche celle du Comte)

SAINT PIERRE – Juana, approchez-vous... Voici ta fiche, l'histoire de ta vie en quelque sorte. Voyons ce que tu as fait pour mériter le paradis. (il lit la fiche) Quelle monotonie que ton existence, ma fille! Depuis que tu as sept ans, tous les jours la même chose : travail, travail, travail... A vingt ans, un changement : tu te maries avec un mineur de fonds. A vingt-et-un, un fils. A vingt-trois, une fille... A trente-deux ans, un fils...

JUANA – (d'une voix sourde) C'est celui-ci.

SAINT PIERRE – Bien. Entre deux accouchements, travail, travail, travail. Oh, mais que vois-je ? Là, dans les dernières lignes... Tu t'es suicidée, Juana ! Tu t'es donné la mort, à toi et à ton fils !...

JUANA – Oui, Monsieur.

SAINT PIERRE – Mais tu sais que c'est très laid ! Pourquoi as-tu fait ça ?

JUANA – Les types de la Légion ont tué mon mari.

SAINT PIERRE – Quand ?

JUANA - En octobre, dans les Asturies.

COMTE – (à Pierre) Alors, c'était un rouge ! Faites attention avec elle...

JUANA – Ils ont tué mon mari. Ils l'ont arraché de mes bras... Et sur place, face à la maison, ils l'ont exécuté... Les petits ont tout vu depuis la fenêtre... Ce dernier était dans mon ventre...

SAINT PIERRE – Oui, je comprends que tu as eu des malheurs... Mais de là à se tuer... Tu ne pouvais pas trouver une consolation dans la prière ?

JUANA – Je ne voulais pas de consolation. Je voulais du pain pour mes enfants...

COMTE – C'est toujours comme ça. S'il avait travaillé, il aurait pu se faire une situation, disposer d'un capital et en tirer une rente. Ce sont tous les mêmes, une bande de fainéants qui ne travaillent que sous le fouet.

JUANA – Du pain pour mes enfants, du lait pour ce petit... Je me suis jetée dans le torrent avec lui dans mes bras... C'est là qu'on a retrouvé les deux corps, blessés par les rochers. Nous sommes restés dans une nappe d'eau jusqu'à ce que nous trouvent les chiens du village... et les gamins qui travaillent aux champs.

SAINT PIERRE – C'est bon, Juana... Tu iras au Purgatoire.

JUANA – Au Purgatoire ! Non, je veux aller au Paradis... Après tout ce que j'ai souffert sur la terre !...

SAINT PIERRE – Les normes sont inflexibles. Tu es une suicidée. Et l'homicide de ton fils ! Ca te paraît peu de chose ?

JUANA – C'est une injustice !... Encore une injustice !

SAINT PIERRE – En réalité, tu aurais dû aller directement en Enfer. C'est déjà beaucoup que je t'accorde le Purgatoire. Tu pourras sortir de là et entrer parmi les bienheureux si tes parents prient beaucoup pour toi et font dire souvent des messes pour le salut de ton âme.

JUANA – Des prières, peut-être... Mais des messes... ! Le curé du village nous a tout pris...

SAINT PIERRE – J'espère bien que non ! Tu ne voudrais pas arriver au salut éternel sans que ça ne te coûte rien ?... Non, Juana. Nous aussi nous avons des frais.

COMTE – Ne vous fatiguez pas à lui donner des explications. Ces gens-là ne comprennent pas ce qu'est l'administration d'une grande entreprise.

SAINT PIERRE – Ce qui est dit, est dit. Tu iras provisoirement au Purgatoire. Quant à ton fils, comme il est mort innocent, il restera ici.

JUANA – Quand même pas ça ! Non, je ne me sépare pas de mon fils.

SAINT PIERRE – (à l'employé) Enlevez-le lui... (l'employé enlève de force l'enfant)

JUANA – Non ! C'est mon fils ! Même dans la mort je ne me suis pas séparée de lui ! Je veux mon fils ! Je veux mon fils !

COMTE – Quelle femme vulgaire !

SAINT PIERRE – Silence ! Ou tu vas en enfer pour des siècles et des siècles !

JUANA – Mon fils !... Je veux parler avec Dieu... Dieu ne permettra pas une telle injustice. Oui, je veux parler à Dieu ! Laissez-moi le voir !

SAINT PIERRE - Le Seigneur Dieu n'est pas là. Il est sorti.

JUANA – Mon fils !... Je veux parler à Dieu !

SAINT PIERRE – Je vous répète qu'il est sorti. (à l'employé) Emmenez-la. (Juana résiste, mais elle est emmenée de force)

JUANA – (de la coulisse) Mon fils ! Mon fils !

SAINT PIERRE – (faisant sonner une clochette, puis s'adressant à la secrétaire) Mademoiselle, voyez où l'on peut trouver une place vacante pour cet enfant.

SECRÉTAIRE – (après avoir consulter un cahier) Dans la septième section, il y encore deux places.

SAINT PIERRE – (à l'ordonnance qui vient d'entrer) Emmenez cet enfant à la septième section des chérubins voltigeurs. Prenez note, mademoiselle. (au Comte) Voyons votre C.V. Ah, très bien ! Une vie active, féconde... Que de réalisations ! Usines, fabriques, routes, écoulements des eaux, journaux, discours, contrats commerciaux...

COMTE – J'ai été un noble dans le style moderne, Monsieur.

SAINT PIERRE – Seulement... il semble que vous vous soyez enrichi à la sueur des autres... et que vous ayez laissé mourir dans la misère beaucoup de monde.

COMTE – Moi ?! C'est une erreur. Seuls les fainéants meurent dans la misère.

SAINT PIERRE – Et vous avez vendu la moitié de votre pays aux capitalistes étrangers.

COMTE – Allons ! Vous n'allez pas prendre au sérieux les bobards des journaux socialistes ?

SAINT PIERRE – En ce qui concerne votre vie privée... Un goût insatiable pour le luxe, des orgies dignes de Néron, des fortunes acquises à la table de baccarat... Jusqu'à cette jeune fille de bonne famille livrée en échange de la concession d'un grand domaine...

COMTE – (prenant peur) Hein ! Mais comment vous savez tout ça ?

SAINT PIERRE – Oh, mais notre bureau d'investigation compte de très fins limiers... Rien ne leur échappe.

COMTE – Caramba ! (s'approchant de Pierre et lui parlant sur un ton confidentiel) Et il n'y a pas moyen de détruire cette maudite fiche ?

SAINT PIERRE – Impossible ! Ici, c'est une maison sérieuse.

COMTE – (angoissé) C'est que moi on ne pourra pas me refuser d'entrer ici. Je me suis toujours considéré comme un des vôtres... Mais sur cette fiche, regardez bien, on doit aussi parler de mes bonnes œuvres. J'ai réparé à mes frais la cathédrale de Lisbonne. J'ai construit deux chapelles. J'ai octroyé un asile pour les prêtres dans les Açores. J'ai subventionné les journaux de droite, qui soutiennent le Pape. Quand j'étais au Ministère de l'Intérieur, j'ai mené une lutte implacable contre les organisations ouvrières. J'ai fait torturer, j'ai fait mourir en prison beaucoup d'ennemis de l'Eglise. Et tout cela compte pour du beurre ?

SAINT PIERRE – Votre cas est réellement difficile... Je vais demander au Seigneur Père Eternel en personne de le résoudre.

COMTE – Mais il est sorti ! Et moi, je veux savoir tout de suite à quoi m'attendre.

SAINT PIERRE – Non, il n'est pas sorti... Pour vous, Dieu est là. (à l'employé) Conduisez ce chevalier chez le Père Eternel.

L'EMPLOYE – Monsieur, si vous voulez bien me suivre...

COMTE – A bientôt... Et merci beaucoup ! (il sort)

SAINT PIERRE – (il prend le téléphone) Mademoiselle, passez-moi le Secrétariat Privé... Bonsoir, c'est Pierre. Je viens de t'envoyer une personne de qualité, un noble. J'ai préféré que ce soit toi qui décides. Mais je te le recommande chaudement. Vois si tu peux faire quelque chose pour lui. C'est un ami acquis à notre cause. Merci pour lui. (il raccroche, puis s'adresse à la secrétaire) Qu'avons-nous encore aujourd'hui ?


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