Anatole France à Buenos Aires

 


Anatole France est invité en 1909 à Buenos Aires pour un cycle de conférences (auxquelles les femmes n'ont pas le droit d'assister en raison de la réputation de socialiste d'Anatole France). Il fit notamment une conférence sur Rabelais et il visita la ville avec son mécène.

  • Dans cette Babel, explique notre mécène, chaque nation d'Europe a apporté sa spécialité. L'Italie fournit les cuisiniers, les pâtissiers, les glaciers, les ecclésiastiques... Les Espagnols sont valets de chambre, gagne-petits... Les Basques s'occupent des chevaux, les Anglais se sont emparés du commerce. Les Allemands eux, s'occupent des finances. Les banques les plus puissantes sont entre leurs mains.

  • Et nous autres ? demande Anatole France.

  • Très peu de Français viennent ici. Ils réussissent pourtant, dans les industries de luxe, dans la mode. Je n'ose pas vous dire la spécialité des Françaises.

  • Je le devine : la galanterie.

  • Il est vrai, mon cher Maître, c'est la galanterie. Toute femme légère, ici, est réputée française.

  • C'est bien avantageux pour notre nation !

  • Ce renom donne lieu à des supercheries. Ainsi dans les lieux de débauche, on vous proposera d'effroyables créatures, venues de Brême ou de Hambourg qui vous jargonneront avec le plus grinçant accent tudesque : « Tu sais, je suis de Paris, mon joli blond. » Une élégante mise avec trop de tapage, risque, dans la rue, d'être suivie, accostée, marchandée. On la prend pour une Parisienne... Pardonnez-moi... Pour une professionnelle. On se garderait bien d'importuner une Argentine. Les lois, en effet, sont très rigoureuses sur cet article. La chasse est interdite sur la voie publique. Une passante n'a qu'à se plaindre à un agent. Le vigilente, sans autre témoignage, dressera procès-verbal de l'offense. L'amende se règle, il est vrai, tout de suite, sur le pouce, sans paperasseries. Mais elle est assez forte. Les madrigaux, ici, finissent par coûter cher.

  • Vous faites bien de me prévenir : nous nous tiendrons sur nos gardes. Si j'eusse connu vos inhumaines lois, peut-être serais-je resté en France. Une ville où l'on ne peut conter fleurette aux jolies passantes n'est plus une ville. C'est un couvent. Que dis-je un couvent ? Il y a des couvents très gracieux. C'est un pénitencier !

Itinéraire de Paris à Buenos-Ayres, 1927


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