Au Bar des Artisans

 


Tout dans le café était franchement sinistre. La pluie du dehors donnait à chaque client qui entrait l'aspect d'une boule de linge à peine essoré. Le patron regardait avec une mine consternée les traces laissées sur le parquet.

  • Ginette, donnez donc un coup dans l'entrée. On patauge.

Et, arrivée en soupirant de la cuisine, une grande fille aux cheveux oxygénés donnait nonchalamment un coup de serpillière sur le carrelage décoloré, fendu à certains endroits et usé par les ans. Cinq minutes plus tard, on pataugeait de nouveau, d'autant que les parapluies alignés sur le mur rendaient l'eau qu'ils avaient absorbée.

  • Dis donc Bébert, qu'esse t'en penses toi?

  • D'la guerre ?

  • Ben ouais, t'écoute les nouvelles ?

  • C'matin, à la radio, ils ont dit kekchose, mais j'étais en route à mouliner le café. Rien compris.

  • Ben, mon vieux, c'est la guerre. C'est tout.

  • Carrément ?

  • Ouais, avec les tanks et tout le bazar.

  • Alors ça va péter ?

  • Ca pète déjà pas mal, j'trouve.

  • Putain, les cons !

  • On avait ben besoin de ça...

  • Kess qui tombe !

  • Ben, des bombes, tiens !

  • Non, je disais ça rapport à la pluie.

  • Pourtant ils avaient annoncé une éclaircie qu'ils appellent ça. Vers midi.

  • Il est onze heures et demie, on va ben voir.

  • Mais on peut pas se fier ; ils avaient annoncé aussi un cessez-le-feu...

  • Et c'est la guerre !

  • Ils se trompent tout le temps.

  • Tout de même, moi, ça me fout le moral raplapla.

  • Ben ouais, tous ces morts...

  • Non, moi c'est la pluie qui m'fout le moral à zéro. Ouais, remarque, les morts aussi. Alors la pluie plus les morts... s'y avait pas un petit coup de blanc, je ne sais pas comment on tiendrait. Tu reprends kekchose ?

  • La même chose.

  • Tu vois tout de même l'être humain, tu veux que je te dise ?

  • Quoi ?

  • Eh ben, il y a la guerre, il flotte, et l'être humain il reprend la même chose. Moi, je trouve ça beau dans un sens, ça montre un sacré caractère, une fidélité à...

  • A la boisson ?

  • Non, c'est pas ça. C'est plus philosophique que ça. Mais j'arrive pas à bien expliquer.

  • Pourtant, de tous ceux du café, c'est quand même toi qui explique le mieux. C'est ben pour ça que je t'ai demandé kesse que t'en penses.

  • Et je t'ai dit.

  • Et tu m'as dit.

  • Tu vois, il est midi quasiment, et ça n'a pas cessé. Ginette, donnez donc un coup dans l'entrée. On patauge. Si j'lui dis pas, elle y pense pas.

  • Tu sais, c'est une chance de ne pas y penser. Ceux qui peuvent ne pas y penser, ils sont heureux. Nous, on réfléchit trop, je trouve. Regarde le lapin, s'il pense qu'il y a la chasse, il n'en dort plus. Non, lui, il y pense pas. Il se balade, il gambade. Et s'il est tué, il s'est rendu compte de rien. La belle vie, quoi.

  • Ouais, mais si je pense pas le soir à nettoyer le percolateur, ton café le lendemain, c'est de la soupe à Josette.

  • Pour nettoyer le percolateur, t'as besoin de penser ? Mais non, faut juste que tu fasses ça machinalement en pensant à autre chose.

  • Donc je pense quand même, si c'est pas à ça, c'est à autr'chose.

  • Tiens, il est pile midi, et ça s'est arrêté de pleuvoir.

  • Ouais, enfin, il faut l'dire vite. J'suis pas si catégoric que toi. J'ai l'impression qu'il pluvine encore.

  • Têt bien qu'ils ont arrêté les bombes aussi...

  • J'serais pas si catégoric. Il y en a toujours une dernière...

  • Eh ben, remets m'en une dernière, va.

C'est alors que Ginette, sans qu'on le lui demande, est venue donner un coup de serpillière dans l'entrée.

  • Elle y a pensé ; elle est pas si heureuse que ça finalement.

  • Mais non, elle vient nettoyer maintenant qu'y  pleut plus. Elle réfléchit pas.

  • Ben, tant mieux pour elle.


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