Conte étrange d'Egypte

 


Bleu Louxor

Il ne pouvait pas y avoir de meilleur moment pour se débarrasser d’un corps. Le soleil couchant projetait ses teintes dorées, oranges et pourpres sur les eaux du Nil qui les renvoyaient aussitôt vers le ciel, comme pressées de s’abandonner aux ténèbres. Toutes les variantes de bleu se succédaient, du plus clair, miroir de l’azur, au plus sombre des profondeurs du fleuve. Les bateaux étant tous à quai à cette heure. Le clapotis de l’eau se faisait plus discret, rendant à la nuit son silence, ainsi qu’au cadavre qui commençait à s’enfoncer doucement et paisiblement dans le limon encore chaud. La vase grisâtre digérait peu à peu cette offrande rendue à la nature. Les cheveux blonds du macchabée ressemblaient désormais à de la paille pour torchis. Et sa taille imposante rendait la pénétration plus difficile dans le limon qui résistait par endroits. La tige de bambou prit appui dans l’une des cavités orbitales desquelles les yeux avaient été extraits, et exerça une pression suffisante pour que la tête du mort s’immerge plus rapidement dans la vase. La bouche avait été volontairement laissée ouverte afin que le limon s’y engouffre pour pénétrer dans le corps, l’alourdir en chassant l’air qui s’y trouvait encore, et ainsi accroître les chances qu’il ne remonte pas à la surface. La vase bullait comme la lave d’un volcan, et ensevelit la tête et le buste en quelques dizaines de secondes. Les bras et les jambes, encore émergés, donnaient l’illusion que ce mort sortait de terre et non l’inverse. Mais lorsque les bras commencèrent à couler, cela eut pour effet de redresser les mains du mort, comme s’il désignait à la dernière minute son agresseur, avant de disparaitre pour toujours dans le limon, où plus tard pousserait la nourriture des hommes de la vallée. La paire de mollets, blancs comme le roc de la vallée des rois, encore hors de terre, et enfilant de fines chaussettes de coton à mi-hauteur, supportait de larges pieds serrés dans des sandales de cuir. La situation prit ainsi une allure particulièrement cocasse. Une paire de jambes avec chaussettes et sandales, plantée dans la vase au milieu des roseaux, et observant le coucher du soleil sur le Nil. La poésie se cache parfois dans les situations les plus banales. Il faisait presque nuit maintenant, et avant que l’obscurité ne fût totale, la tige de bambou appuya sur les pieds pour qu’ils s’enfoncent plus rapidement. S’en suivirent quelques coups secs, un peu partout, pour s’assurer que le corps était descendu suffisamment profond, et la nuit d’un bleu abyssal pouvait reprendre ses droits.


Chabrol, Maximin. Etranges nouvelles d'Egypte

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