Leopoldo Marechal


Comme Don Quichotte en quête de sa Dulcinée, le poète Adan Buenosayres au cours de trois journées d'avril 1927 recherche l'âme sœur dans l'exploration systématique de Buenos Aires; un parcours initiatique à travers la ville, des bas-fonds aux beaux quartiers. Le chef d’œuvre d'un auteur argentin d'ascendance française dont le grand-père, communard en 1871, dut s'exiler en Amérique du sud.
Adan Buenosayres, pantelant, alla jusqu'au rebord du trottoir, scruta le fond secret de la rue, dressa l'oreille, écouta longuement : la rue Canning était déserte et, en son espace, aucune rumeur n'altérait le silence nocturne.
  • Personne, dit-il. Pas une âme.
  • Et les autres ? le questionna encore Samuel.
  • Disparus.

A cette triste nouvelle, le philosophe déclama d'une voix de stentor :

Où sont mes compagnons
du Cerrito et d'Ayacucho ?...

Mais Adan interrompit sa strophe et, le secouant par les épaules :

  • N'ameute pas le quartier ! lui dit-il. Nous ne sommes pas loin de chez nous.
  • Hum ! maugréa Samuel sceptique. Quelle heure peut-il bien être ?
  • Quatre heures du matin.

Le philosophe voulut se redresser. Et, y parvenant à grand-peine, il risqua deux ou trois pas incertains mais, trébuchant périlleusement, il dut s'accrocher à une grille pour ne pas tomber.

  • Que se passe-t-il ? s'inquiéta Adan.

Samuel laissé échapper un petit rire indulgent :

  • La rue tourne, dit-il. Elle est soûle, la pauvre !
  • C'est toi qui es ivre, se fâcha Adan.
  • Qui ? rétorqua Tesler, comme si on l'avait mortellement offensé. Ivre, moi ?

Se libérant violemment d'Adan Buenosayres qui tentait de le soutenir, il redressa le torse avec superbe :

  • Regarde-moi donc !

Il entama une marche rigide, trébucha encore et heurta un arbre dont il étreignit le tronc, riant comme un dément. Mais une terrible nausée le secoua des pieds à la tête et son rire se brisa sur ses lèvres :
- Ecoute ! dit-il. Je vais lancer un manifeste.

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