Une histoire de photo : la rédaction de la revue SUR en 1931

Dans un grand « V » de victoire, quatorze personnages savamment disposés : la rédaction de SUR, une revue portègne – photo officielle réalisée à la sortie du premier numéro, l'été 1931. Tout en bas à gauche, modestement assise – en fait poliomyélitique -, Maria Rosa Oliver, écrivaine féministe au pays des machos et coordinatrice, avec Victoria Ocampo, de l'Union argentine des femmes. Au-dessus d'elle, dans cet étrange échafaudage, à gauche, curieusement tapi derrière le muret de l'escalier, Ernest Ansermet, prestigieux chef d'orchestre suisse qui dirigea l'orchestre philharmonique de Buenos Aires de 1924 à 1933 et entretint une profonde amitié avec Victoria Ocampo.

En bonne place devant sa troupe, Jorge Luis Borges, noyau dur de ce comité, jeune et robuste en ses trente-deux ans, visage rond, front altier, l'oeil fixe, ou peut-être trouble, car déjà la cécité le guette. Borges est le plus « turbulent » de la bande, car il a appartenu, dans sa jeunesse espagnole, à l'ultraïsme, proche du dadaïsme. Maître des lieux aux côtés de Victoria Ocampo -assise sur la rampe en haut à droite, au-dessus d'un plant de cactus, près de sa sœur Norah Borges-, c'est l'écrivain inclassable par excellence, assez atypique pour décourager le jury du Nobel.
Un homme fluet se tient sur la gauche, Enrique Bullrich, musicologue qui orchestrera la gloire d'Ansermet, frère d'Eduardo, cheville ouvrière de la revue, le deuxième en haut de l'escalier à gauche. A droite de Borges, on notera l'air satisfait de Ramon Gomez de la Serna, cigare entre les doigts, bras complaisamment posé sur la rampe, joliment cravaté. Ce Madrilène qui mourra à Buenos Aires est un admirateur des futuristes et des décadentistes, auteur d'une œuvre inclassable, les Gregerias – qu'on n'a jamais su comment traduire. Devant lui Maria C. Padilla, et derrière elle, Oliverio Girondo, belle barbe, l'homme qui traduisit Rimbaud (Une saison en enfer) et importa en Argentine les courants d'avant-garde européens.
Dans l'aile gauche, nous voyons tout en haut Francisco Romero, rédacteur assidu de la revue et, devant lui, figure majeure des lettres argentines, Guillermo de Torre, l'auteur du Manifiesto ultraista : Vertical. Il fut le beau-frère de Borges. A gauche des deux femmes, se détachant par sa haute taille, Eduardo Mallea, futur ambassadeur de l'Argentine à l'Unesco.
Mais il faut décidément revenir sur Victoria Ocampo, souveraine de « sa » rédaction. Mal mariée, victime des convenances et des carcans bourgeois, elle sera bien vite une scandaleuse adultère, et le dictateur Peron la jettera en prison. Elle fut plus tard la compagne de Drieu la Rochelle et de Jacques Caillois.
L'idée de Victoria en lançant cette revue SUR -dont le nom lui fut soufflé par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset- fut d'ouvrir, au cœur de l'Argentine provinciale et chauvine, à l'instar de La Nouvelle Revue Française, une fenêtre sur le monde.

Albert Bensousan

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