Eduardo Gudiño Kieffer



Eduardo Gudiño Kieffer (1935 – 2002) était un écrivain argentin né à Esperanza, Santa Fe. Du côté de sa mère, il est apparenté au peintre argentin Sebastian Spreng, également originaire d'Esperanza. Il faisait partie du boom de la littérature latino-américaine des années 1960.


Fairy Song

C'étaient celles qui aidaient les araignées à tisser leurs toiles, celles qui fixaient les gouttes de rosée sur les corolles des primevères, celles qui chantaient accompagnées par l'orchestre des grillons l'histoire du château de Tintagel. C'étaient celles qui fignolaient les escapades magiques, qui inventaient les filtres et les exorcismes, celles qui octroyaient les dons, celles qui riaient en se souvenant qu'elles avaient aidé à la contrebande de blondes et de brandy ; celles qui pleuraient en pensant à la fuite sur les quais de Dymchurch, quittant la vieille Angleterre qui devenait de plus en plus cruelle, avec les horribles cloches de Canterbury, les bûchers de Bulwerhithe, l'inondation de Winchelsea et cette grande reine rhumatisante, couverte de bijoux et enveloppée de draps amidonnés et de dentelles, et vierge par dessus le marché, un comble ! C'étaient elles les espiègles qui la nuit faisaient danser des feux follets verts sur les ogives des églises et dans les cimetières, effrayaient les chevaux, renversaient la bière sur les tabliers des servantes et faisaient tourner le lait. C'était, enfin, celle-là qui s'ennuyait et voulait changer, laissant de côté pour toujours sa véritable nature ; la rebelle qui s'arrachait les ailes diaphanes et avec le temps s'incarnait dans le corps d'une femme. Elle regarda le monde à travers ses yeux obscurs et posés, en chargea toute sa peau, sentit des choses absolument nouvelles et excitantes qui s'appellent plaisir, douleur, inquiétude, angoisse, amour. Elle sut que, même si elle ne pouvait plus chevaucher un scarabée ou peindre des aurores boréales ou se couronner de glaces, elle pouvait en échange faire tout ce que font les humains. Elle se plongea dans les textes métaphysiques les plus ardus, chercha Dieu dans la religion et dans la science, descendit jusqu'à la pire abjection et grimpa jusqu'au sublime le plus céleste. Par moment, elle alla jusqu'à souffrir. Tout était démesuré, rien n'était assez. Elle se souvenait de sa condition antérieure, où les mots amour, vie et mort manquaient de sens. Elle ne voulait pas revenir à cela, même si parfois elle regrettait d'avoir choisi être une femme. Mais comme il ne lui restait pas d'autres alternatives, elle haussa les épaules et laissa l'amour, la vie et la mort survenir.

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