Celui qui cherche un ami sans défaut reste sans ami


 

Celui qui cherche un ami sans défaut reste sans ami

Proverbe turc

Ce soir-là, j'avais choisi un bon livre, comme d'habitude dirais-je, mais c'était encore plus vrai que d'habitude. Un recueil d'histoires courtes de l'écrivain israélien Etgar Keret. J'en avais avalé une première nouvelle quand on sonna à la porte. J'ouvre ? Je n'ouvre pas ? Dans ces cas-là, on se demande toujours si ce n'est pas un ami qui a besoin d'aide ou un emmerdeur qui a besoin d'une victime. Bref, ayant encore quelques amis dans le secteur, je vais ouvrir.

  • Bonjour, c'est pour un sondage.

  • A cette heure-ci?!

  • Oui. Dans la journée, je travaille.

  • Double travail, alors ?

  • Sinon je ne finis pas le mois avec ce que je gagne à la laverie.

  • Je suis désolé, mais je ne suis pas d'entrain pour un sondage.

  • C'est très rapide, presque amusant.

  • Mais c'est un sondage sur quoi exactement ?

  • En fait, c'est un sondage sur les sondages.

  • Aucun intérêt, et aucun amusement, franchement. Je suis vraiment désolé, mais...

  • Ca fait deux fois que vous êtes désolé en une minute. Nous aurions déjà fini, mais vous préférez discuter plutôt que de penser que je suis payé au rendement.

  • Au revoir, Monsieur.

  • Pas si vite. Je n'ai pas l'habitude de sortir ce revolver, mais vous m'y avez obligé. Alors, pas d'histoire. Entrez chez vous, je vous suis.

Le type avait sorti une arme et me menaçait purement et simplement, et tout cela pour un sondage ! Je me calmai un peu, ne sachant s'il s'agissait ou pas d'une plaisanterie. Mais il n'avait pas l'air de quelqu'un qui blague. Alors je m'installai dans le fauteuil du salon où mon livre m'attendait avec une patience de libraire, et j'invitai l'intrus à s'installer sur le canapé. Je n'allais quand même pas lui proposer une bière ou un café.

  • Première question : généralement croyez-vous aux sondages ?

  • Oui et non.

  • Il n'y a qu'une case possible. C'est oui ou c'est non.

  • Il n'y a pas : « ne se prononce pas » ?

  • Si vous voulez, mais c'est en option. C'est comme un joker, vous ne pouvez l'utiliser que trois fois.

  • Bon, alors disons : « ne se prononce pas ».

  • Une fois. Deuxième question : croyez-vous aux sondages dans le domaine politique ?

C'est alors qu'on sonna une nouvelle fois à la porte. Je ne savais que faire. Le type me toisa :

  • Allez ouvrir, mais je vous préviens : je vous ai à l'oeil.

C'était le livreur de pizza.

  • Mais je n'ai rien commandé !

  • Non, c'est un geste commercial.

  • C'est gentil, mais j'ai déjà mangé et... j'ai quelqu'un chez moi.

  • Peu importe. Cette pizza a été faite spécialement pour vous en tenant compte de vos commandes précédentes, c'est à dire qu'elle est parfaitement à votre goût.

  • Une autre fois, merci.

  • Ecoutez, on ne va pas discuter à l'infini pour qu'après vous me disiez que la pizza est froide. Avancez.

Il me poussa brutalement et sortit un couteau avec une lame de dix-sept centimètres pour me menacer. Le sondeur intervint :

  • Vous pouvez très bien répondre à un sondage tout en mangeant un bout de pizza. Si vous en avez trop, je me dévouerai pour la finir.

  • Bon, comme vous voudrez. Apparemment, je n'ai pas trop le choix.

  • Bonjour, dit-il au livreur de pizza, oui, celui-là est un peu compliqué. Il a commencé par faire des histoires pour répondre à quelques questions simples.

  • Je connais ce genre de type ; si on ne les bouscule pas un peu. On n'obtient rien. Tout de même une pizza de cette qualité, et gratis en plus ! ça ne se refuse pas, merde alors ! 

  • Auriez-vous l'obligeance de baisser un peu la lame de votre couteau ?

  • Laisse tomber, je l'ai à l'oeil de toute façon. Alors j'attends toujours ma réponse. Croyez-vous aux sondages dans le domaine politique ?

  • Ca dépend. Lors d'une élection, par exemple, je n'y crois pas, parce que sinon... il est inutile d'aller voter. Autrement, hors élection, je regarde un peu les sondages, oui.

  • Rien n'est jamais acquis avec celui-là. Vous me faites trois phrases là où je vous demande oui ou non. En plus, je ne sais pas si on vous a dit, mais on ne parle pas la bouche pleine.

  • Ne se prononce pas la bouche pleine.

  • Deux fois. Troisième question : croyez-vous aux sondages dans le domaine des mœurs ?

Une nouvelle fois, nous fûmes interrompus. Cette fois, on n'avait pas sonné, mais quelqu'un frappait à la porte, et de façon insistante. Le livreur de pizza s'adressa à moi en me poussant vers la porte et en me suivant dans mon dos.

  • Va voir. Mais fais attention à toi ; tu as mon couteau dans les reins.

  • Bonsoir voisin.

  • Bonsoir.

  • Ca fait longtemps que tu me demandes de faire une partie d'échecs et je te refuse toujours pour une raison ou pour une autre. C'est vrai que je suis souvent très occupé. Alors, ce soir, miraculeusement, j'ai tout mon temps et je me suis dit qu'on allait enfin pouvoir nous mesurer sur un échiquier.

  • Oui, mais moi, miraculeusement, ce soir, je suis vraiment très occupé.

  • Ce n'est pas ce que tu m'as dit ce matin. Au contraire, tu m'as assuré que tu serais complètement libre.

  • C'est vrai, mais il y a eu des... changements dans ma vie.

  • J'ai l'impression que tu veux m'imposer une vexation, une humiliation. Et j'aime pas ça. Qu'est-ce que j'ai sous mon bras droit ?

  • Un échiquier, je suppose.

  • Bien supposé. Et dans ma poche d'imperméable ?

  • Les pièces ?

  • Non, c'est un bâton de dynamite. Alors si tu ne me laisse pas entrer et faire cette putain de partie, ta baraque va partir en vrille. Et toi avec.

C'est alors que l'homme qui tenait le couteau derrière moi se manifesta.

  • Entrez donc. J'adore regarder les joueurs d'échecs le dimanche matin sur la grand-place. Alors en avoir deux à domicile, c'est un luxe que je ne voudrais perdre sous aucun prétexte.

  • Ca vous ennuie si je joue en mangeant une part de pizza et en répondant à un sondage.

  • Je vous en prie, faites. C'est déjà si gentil à vous de m'accueillir à l'improviste.

  • Alors, croyez-vous aux sondages dans le domaine des mœurs ?

  • Ne se prononce pas.

  • Trois fois. Attention mon vieux. Là, on va devenir méchant.

  • Et cette pizza, pourquoi tu ne la finis pas ? Je vais me fâcher.

  • Maintenant que les pièces sont disposées, c'est toi qui as les blancs ; tu joues ou quoi ? Je vais allumer la mèche ! Ca va tout faire péter !!

Finalement, j'ai répondu au sondage de façon satisfaisante, j'ai fini presque toute la pizza et j'ai gagné la partie d'échecs et même la revanche. Ils sont tous les trois retournés chez eux en me remerciant chaleureusement. Quasiment trois amis. Parfois, l'amitié doit s'imposer pour être durable.


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