la revue Ciudad Gótica

 


De août à 1993 à décembre 2005, avec parfois de longues interruptions, la revue Ciudad Gótica, dirigée par Sergio Gioacchini, publia 31 numéros dans la vielle de Rosario. Il y eut également un n°32, dix ans plus tard en juin 2015. L'histoire de sa publication a un lien avec la biennale “Rosario Arte Joven 92” et de nombreux artistes qui y ont participé se sont retrouvés dans la revue : Beatriz Vignoli et Patricio Pron, et les musiciens Nahuel Marquet et Andrés Abramowski. On y trouve aussi des illustrations de Roland Topor.

L'irruption de Ciudad Gótica ne se produisit pas de manière isolée, mais correspondait à une nouvelle activité culturelle dans tout le pays. Néanmoins, la revue et les éditoriaux de Ciudad Gótica ont recréé dans les années 90 une façon de faire et de dire similaire à ce qu'avait été vingt ans plus tôt la revue El Lagrimal Trifurca.



LA DISCUSSION


  • Alors ? Qu'est-ce que tu attends ?

Le bourreau ne répondit pas. Assis sur une mauvaise chaise en bois, il évitait de regarder la victime. Il parcourait des yeux, en revanche, les murs du local semi-désertique. Rien de particulier, juste quelques taches d'humidité qui s'efforçaient de décoller les vieilles photos en noir et blanc, oubliées. Un papillon de nuit solitaire voltigeait héroïquement dans de délirantes ellipses, tournant autour de l'ampoule dénudée et reliée à un fil gluant de moisissure.

  • Tu as peur ? insista la victime. Trouillard... Trouillard.

Il était solidement attaché à une chaise identique à celle du bourreau. Ce dernier respira avec difficulté. La sueur inondait sa peau moite ; il l'essuya avec la manche de sa chemise crasseuse. Avec son autre main, il soupesa le Browning, l'étudia, lui accorda toutes ses pensées. La tâche qu'il devait accomplir lui semblait au-dessus de ses forces. Le poids d'horreurs passées pesait sur ses épaules fatiguées.

  • Trouillard, insinuait la victime, cherchant à mettre rapidement fin à des jours et des jours de souffrance, de ruine physique et mentale. Surtout il craignait que la torture puisse reprendre à n'importe quel moment, et cela le remplissait de terreur plus que la notion de mort, d'absolue non-existence, de noir final, de vide.

  • Un tas de merde, un tas de merde, voilà ce que tu es. De la crotte ! Allez, vas-y ! Qu'est-ce que tu attends pour me descendre ?

Le bourreau sembla sortir de son assoupissement à cette injonction. Il secoua la tête, en un acte symbolique de pureté spirituelle, cherchant peut-être le meilleur moment pour actionner la gâchette. C'était si facile... Poum !, et on passe à autre chose : prendre un café, chercher l'argent qu'on a gagné pour le travail, manger dans un coin élégant, se faire une pute de luxe, écouter un vieux disque de blues en buvant doucement une liqueur... Il fit quelques pas dans cette grande pièce sans fenêtre. La chaleur l'accablait et la sueur encombrait tout son corps.

  • Mais tue-moi, fils de pute, tue-moi ! Finis ton travail ! Qu'est-ce que tu attends ? Tu tires, et c'est terminé. Tu vas te faire payer. Tire, fils de pute, TIRE !

L'air devenait irrespirable, étouffant comme saturé de miasmes d'un fleuve tropical. Il ne manquait plus que quelques moustiques vénéneux, pensa ironiquement le bourreau. Si au moins la victime arrêtait de parler... Seulement quelques minutes. Seulement. Le papillon nocturne se posa sur son bras droit et commença à sucer avec frénésie la sueur qui lui trempait tout le corps.

  • Mais putain de ta mère, je ne vais pas t'implorer à l'infini ! Ordure, je ne demande pas une faveur. Tu ne sais pas te servir de ton arme ou quoi ? Tu veux que je te montre ? Tu prends par la culasse, tu mets ton doigt sur la gâchette, et tu tires là, à la tête... Alors ? On y va ? Qu'attends-tu ?

Le bourreau tomba à genoux ; il donnait l'impression d'une avalanche de boue déclenchée par une tornade de paroles. Il ferma les yeux, peut-être pour ne plus voir ce papillon qui lui suçait continuellement sa transpiration, peut-être pour ne pas regarder le Browning... La chaleur... La pression au point de faire crever l'artère frontale...

  • Alors ? Qu'est-ce que tu attends ?

  • ASSEZ !

Un tir unique, universel. Le silence qui tomba alors embrassa l'obscurité, qui elle-même embrassa le froid de l'infini.

Pablo E. Teobaldo


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