Mendiants et orgueilleux d'Albert Cossery

 


Tout cela n'était pas sérieux. El Kordi aurait voulu un peuple à sa mesure : triste et animé de passions vengeresses. Mais où le trouver ?

Il rêvait d'être un homme d'action ; son jeune sang bouillonnait d'impatience. Ce travail ridicule, accompli pour un salaire de famine, n'était pas fait pour apaiser sa soif de justice sociale. Il en était tellement dégoûté que la plupart du temps il s'en déchargeait sur des collègues plus malheureux que lui -mariés et pères de nombreux enfants- contre une honnête rétribution. On assistait ainsi, chaque fin de mois, à un spectacle paradoxal : les collègues qui avaient fourni quelque travail pour El Kordi venaient encaisser leurs maigres honoraires en faisant la queue devant son bureau. A ces moments-là El Kordi prenait l'air excédé d'un patron payant ses salariés. Toutefois, avec le peu d'argent qu'il lui restait, il arrivait à se débrouiller pour vivre. Il menait une vie d'extrême pauvreté, mais décente, et, croyait-il, très digne. Sauver les apparences était son soucis constant. Par exemple, lorsqu'il était obligé de se nourrir de fèves bouillies, il racontait au marchant qu'il était dégoûté de manger toujours du poulet, et qu'un mets populaires exciterait certainement son appétit blasé. Le marchant n'était pas dupe, mais l'honneur était sauf.


Et cela vient illustrer parfaitement le proverbe d'hier : « Il mange de la merde et il parle médecine ».


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