Pedro Orgambide



Lui et sa guitare

Dans ce patio qu'on voit là, sur ces briques rouges et entre ces pots de géraniums, les gens avaient l'habitude de se réunir pour l'écouter chanter et s'accompagner à la guitare. Il ne jouait jamais le même air, parce que, à ce qu'il disait, un matin n'est jamais identique à un autre matin, ni une nuit à une autre nuit. Il improvisait joliment, les cheveux tirés en arrière, les yeux au ciel. Souvent, pour faire plaisir, il se lançait dans une milonga et tout le monde dansait. Quand se terminait ce moment d'allégresse, les plus intéressés allaient discuter avec lui sous la tonnelle, pendant qu'une des femmes préparait le maté. Bavarder, je dis cela et je mens, parce que ce que nous faisions c'était d'écouter comme des petits chiots tout ce qu'il nous racontait. Ce n'était jamais la même histoire, comme lorsqu'il chantait. Si quelqu'un lui disait de raconter à nouveau la bataille de Curupaiti ou ce qui était arrivé avec le puma ou la fois où il avait l'âme en peine, lui, d'un mouvement de la main, se souvenait aussitôt comme si c'était tout frais. Maintenant il n'y a plus de payador (chanteur ambulant), mais alors, dans tous les bistrots de quartier, vous pouviez rencontrer Morales ou Arrieta et même Sanjulian, et on venait depuis Pergamino pour l'écouter. Le rêve des payadores était de le défier ; un rêve, rien de plus, parce qu'à peine commençait-il à aligner les paroles, les autres se taisaient avec respect. Si un rancunier voulait changer de refrain pour provoquer une querelle, il se levait, très sérieux, et en disant « avec votre permission, messieurs » il écartait l'intrus. Les femmes dont il raffolait se disputaient ses faveurs comme des grâces de Dieu ; pourtant – ainsi va le monde!- un jour qu'il était à son meilleur, dans ce jardin qui aujourd'hui n'est plus que mauvaise herbe et déchets, l'une d'elle l'a dédaigné pour rejoindre le commissaire dans son lit. J'ai honte de le dire, mais ça s'est passé dans cette maison. Et il a disparu. Plus l'ombre du chanteur qu'il avait été. On apprit, par d'autres, qu'il allait de bistro en bistro pour raconter ses malheurs. Et alors, il n'y avait plus qu'une seule version. Il avait oublié les autres. Il mettait en route la même histoire, celle ce cette nuit funeste. Maintenant il est là, sur ces briques rouges, entre les pots de géraniums, préparant le maté pour les femmes ; et, ce vieux, Monsieur, demande encore après cette femme indigne, morte cette nuit-là dans ce même patio -pour lui, oui- dans cette maison qui est maintenant un bordel, où le vieux fait les commissions et joue de sa guitare sans cordes.

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